La vallée des ours

Mon arrivée à l'extrême Ouest des Mont Cantabriques

Publié le 20 mai 2022 :: Temps de lecture : 12:30 mn

Rencontre avec les Ours

Voilà maintenant trois semaines que je marche sur le Camino Olvidado, j’arrive dans le petit village de Buiza en Asturies où je rejoins le Camino San Salvador pour remonter légèrement au Nord. Ces derniers jours ont été particulièrement fatiguants moralement à cause des journées pluvieuses incessantes. Ma seule solution pour espérer sécher le soir a été de suivre le conseil du militaire rencontré à Hendaye qui consistait à dormir sur les parvis des églises. Il faut savoir que les églises en Asturies et Cantabrie sont idéales pour y passer la nuit. Elles possèdent toutes un parvis et ne sont pas situées au cœur du village comme c’est le cas en France, mais plutôt en périphérie. Bon nombre d’entre elles sont abandonnées dû à l’exode rural qui a lieu dans cette partie de l’Espagne depuis ces dix dernières années. Il n’est pas rare de traverser des villages où ne résident qu’une poignée d’habitants.

 

Un matin, l’un d’eux m’interpelle : « Hey ¡ Ven a tomar un café ! » J’accepte volontiers et je rentre chez lui. Une fois le café fait, mon hôte sort une bouteille d’eau de vie et un panier en osier rempli de chorizo, copa, jambon, saucisson et même une jambe de porc. Tout ça à 9h du matin. Les ravitaillements étant rares dans cette partie de mon pèlerinage, j’ai très faim. Cette charcuterie, même si tôt dans la matinée, me fait très envie. Nous prenons donc ce petit-déjeuner atypique en discutant du parcours qui m’a mené jusqu’ici. Apprenant que j’arrive de loin et voyant mon énorme bâton de bois pas du tout adapté à la marche, il m’en propose un nouveau fabriqué par ses soins. C’est un bâton très spécial avec une partie horizontale à son sommet parfaite pour s’affaler dessus lorsque les conversations deviennent trop longues. Il y a une patte de chevreuil sculptée sur une extrémité et une tête de serpent sur l’autre, je l’adopte instantanément et remercie son fabriquant. Voilà que je dois m’en aller après deux heures de discussion, d’eau de vie et de charcuterie. Il est presque 11h, je repars ivre en direction du Nord.

Charcuterie

Tout aussi étonnant, plus tôt dans la semaine, à Corvio, j’ai expérimenté une nuit en nécropole. Pour une fois, j’ai le droit à une fin de journée sans pluie et je traverse une grande zone semi-désertique appelée « Nécropolis de Corvio ». J’y vois de nombreuses tombes creusées dans la pierre en forme de corps humains dispatchées un peu partout. Elles datent du VIIIème siècle et sont très bien conservées. Je trouve l’endroit sympathique et décide d’installer ma tente au beau milieu des tombes, ne faisant pas l’affront de dormir directement dans l’une d’elle au risque de me coller une malédiction centenaire sur le dos.

Sarcophage

 

Bivouac

Nous sommes le 26 juin et me voilà enfin arrivé sur la terre des ours, à l’Ouest des Monts Cantabriques après 1500 km de marche à travers cinq caminos différents (GR65, GR10, Camino Norte, Camino Olvidado, Camino San Salvador) et soixante-dix kilomètres en dehors de toute voie de pèlerinage. Ici, les ours cohabitent avec les hommes depuis toujours. Les paysans ont aussi la charge du suivi des ours, chose inimaginable en France où la guerre est totale entre les grands prédateurs et les éleveurs.

L’idée n’est pas de jeter la pierre à ces derniers, qui, sur notre territoire, ont dû constamment s’adapter à des politiques agricoles poussant à l’intensification et à la destruction du vivant. Pourtant, à la base, le paysan est celui qui sait vivre de la nature, qui arrive à en tirer des ressources de manière durable, ceci jusqu’aux années 60 où le remembrement a été mis en place sur l’intégralité du territoire.
Quel en a été le résultat ? Des millions d’hectares où se mêlaient pâturages, plantations, bocages, zones humides, bois et clairières pour laisser place à de gigantesques zones de monocultures aseptisées de vie. Les rendements plus importants auraient pu permettre aux paysans d’en être bénéficiaires, mais non. Ces derniers de plus en plus pauvres et délaissés, manifestent en vain dans les grandes villes, refusent de léguer leur exploitation en perdition à leurs enfants et vont même jusqu’à se suicider. Tout ça pour exporter plus de la moitié de leur production à l’étranger. Ce qui revient à dire que l’on sacrifie la beauté de notre territoire, notre patrimoine naturel et nos paysans pour quelques riches bénéficiaires qui n’ont jamais mis les pieds dans une exploitation. Pour rappel, l’étymologie de « paysan » vient du mot « pays » car ce sont eux qui font le pays. S’il n’y a plus de paysans, il n’y a plus de pays. La France et son identité courent à leur perte s’il n’y a pas une remise en question profonde de notre rapport avec le vivant et la façon dont nous exploitons nos terres. La cohabitation avec les grands prédateurs en est le meilleur exemple.

J’arrive en début d’après-midi dans un petit hameau d’une vingtaine d’habitants. La vallée est formidable, située à presque 1500 mètres d’altitude, il y a de nombreux pâturages ponctués de bois, de rivières et d’éboulis. Le secteur est idéal pour rechercher l’animal tant espéré. Je me présente à chaque personne que je croise en expliquant être pèlerin, être venu jusqu’ici pour voir les ours et demandant s’il n’était pas dérangeant que je dorme sous le porche du lavoir. Chacun d’eux m’accueille chaleureusement et m’accepte sous le lavoir qui est au centre du hameau.

 

Lavoir

Paysage

La première soirée est brumeuse, je décide quand même de visiter les alentours en passant par un petit sentier à la sortie du hameau jonché par des murets de pierres. J’y observe une Vipère de Seoane juvénile qui se hâte pour passer d’un muret à un autre. Avec mon crochet, je la capture quelques minutes pour la prendre en photo et mieux l’observer. Cette espèce vit uniquement au Nord de l’Espagne appelée « l’Espagne verte ». On retrouve aussi une petite population en France dans le Pays basque qui partage le même régime de climat. J’observe ensuite la Coronelle lisse, serpent spécialisé dans la chasse des reptiles notamment des lézards. En bref, ce petit chemin qui part en direction des pâtures me plaît déjà et j’ai hâte de voir à quoi il ressemble sans brume. Je pars me coucher et au beau milieu de la nuit mais je suis réveillé par les vaches qui viennent s’y abreuver. Je crains un peu qu’elles me marchent dessus et je me recroqueville au maximum pour éviter tout contact avec le sabot de ces animaux d’une demi-tonne.

Vipere

Reptile

Tôt le lendemain matin, j’emprunte une nouvelle fois le sentier. Au bout de deux kilomètres, je vois un caillou surplombant toute une partie de la vallée. J’ai ici une vue imprenable sur un grand pierrier très favorable à l’ours. J’y resterais la journée de 6h30 à 21h sans le voir mais sans jamais m’ennuyer. Je remarque qu’un renard vient ponctuellement chasser dans la prairie derrière moi, les Bruants fous chantent à tue-tête, les Circaètes Jean-le-Blanc recherchent la vipère et la coronelle, un petit groupe de chamois se nourrissent sur le versant sud et j’aperçois même une petite belette passer d’un bosquet à un autre. La zone est prometteuse et malgré mon chou-blanc en termes de photo pour cette journée, je retente le coup le lendemain.

De nouveau installé sur mon caillou au lever du soleil, je prépare le café pour me réchauffer des 8°C ambiant. La brume se dissipe et l’observation peut commencer. Toute la journée a été ponctuée de grandes proximités avec les animaux de la vallée. Le renard avec ses proies dans la gueule ne me remarque pas et me permet de lui tirer un beau portrait. Un beau circaète me survole de près, de même que le Percnoptère d’Egypte.

 

Rapace

Percnoptère

La fin de journée approche, il est 20h30 et la lumière décline fortement. Au loin, je vois un énorme nuage de brume m’arriver dessus. Je me fais à l’idée que ce ne sera pas non plus pour aujourd’hui. Une fois la brume ayant recouvert mon caillou d’affût, je me dis qu’il faut rentrer dormir au lavoir. Je commence à partir et j’entends les vaches s’agiter. Ça ne peut pas être à cause de moi car on ne voit rien à 10 mètres. Je me rappelle m’être dit : « imagine c’est parce qu’il y a un ours ». Je fais les préréglages de mon appareil photo au cas où l’animal apparaisse.

Cent mètres plus loin, le sentier prend un virage et je vois une grosse masse brune au sol à quelques mètres de moi - « putain c’est un ours ! ». L’animal se dresse sur ses pattes postérieures pour voir à qui il a à faire, je lève mon appareil photo à mon œil gauche et déclenche une et unique photo de la rencontre. Ensuite, je ne bouge plus. Je suis figé et j’ai l’impression que l’instant dure des heures. A travers le miroir de l’appareil, je vois le prédateur se remettre sur ses quatre pattes et prendre de la distance, se réfugiant sur une corniche un peu plus loin. Je le distingue à peine à cause de la brume et commence tout doucement à repartir le long du sentier. J’ai le cœur qui bat à 2000 et je poursuis mon chemin jusqu’au hameau. Une fois arrivé je regarde la photo de ce qu’il vient de se passer, encore sous le choc. Comme dans un rêve, la photo est parfaite et retranscrit parfaitement notre rencontre qui m’aura autant surpris moi que l’animal. On le voit debout dans la brume, cherchant à savoir qui j’étais. Sans aucun doute l’instant le plus fort de tout mon pèlerinage.

 

Ours

 

Difficile de se remettre d’une émotion pareille, j’ai l’impression d’halluciner, tout mon parcours depuis la cathédrale du Puy-en-Velais prend son sens. Je me rappelle avoir appelé mes parents et avoir lâché : « maman je suis tombé nez à nez avec un ours ! » Dure doit être la vie de mère lorsque votre fils se donne pour objectif de faire face au plus grand prédateur terrestre d’Eurasie. J’ai eu l’impression qu’à ce moment-là, il m’était essentiel de partager ce qu’il venait de se passer sinon je n‘aurais pas pu dormir de la nuit tellement j’étais excité.

Toute la semaine, je reste sur ce même caillou de 6h30 à 21h. Pas d’ours le lendemain mais j’observe deux jeunes frères jouer ensemble le surlendemain. Je reconnais l’un d’eux, c’est celui que j’ai rencontré l’avant-veille ! Je me dis qu’il y a de fortes chances que sans que je m’en aperçoive, le second ait aussi été présent lors de mon face à face d’il y a deux jours !

 

Je commence à penser qu’il faut reprendre mon chemin en direction de Santiago et partir de cette vallée. Je me laisse quand même encore trois jours pour profiter. La veille de mon départ, toujours sur mon caillou fétiche, j’aperçois au loin les deux ours dans un pierrier à environ 300 mètres. Ce pierrier est linéaire et passe juste en dessous de mon caillou, j’ai l’idée de descendre de celui-ci et de me placer en contre-bas accroupi sous ma capuche. Je faisais le pari que les deux frères allaient suivre ce linéaire et finir par tomber sur moi. Il est 17h, il fait soleil mais relativement nuageux donc la lumière est idéale pour la photographie. J’attends comme ça sans rien voir pendant une vingtaine de minutes. Tout à coup, le premier ours sort à une dizaine de mètres de moi. Je déclenche une photo, puis deux. Le bruit du déclenchement lui fait lever le regard vers moi, je ne bouge pas et reste l’œil collé contre l’œilleton de l’appareil. Il se rapproche doucement, sans aucune agressivité, juste en cherchant à se nourrir au pied des genêts. Il se rapproche jusqu’à cinq mètres en me regardant gentiment, j’en profite pour de nouveau lui tirer le portrait.

A ce moment tout de même un peu chaud, j’entends le second juste au-dessus dans le pierrier où je suis accroupi. Il est en train de relever des pierres pour se nourrir d’invertébrés cachés en dessous. Ces pierres débaroulent et passent plus ou moins proches de ma tête et de l’appareil photo. Je me dis : « dans quelle situation tu te retrouves là ! Tu es accroupi dans un pierrier au milieu de deux ours et les pierres volent de tous les côtés ». Je reste très calme et profite de ce quart d’heure irréel. Je décide d’arrêter les photos et de profiter de l’instant. Les deux animaux poursuivent tranquillement leur chemin sans jamais se montrer menaçant ou craintif, comme s’ils avaient compris que je n’étais pas une menace. Il faut dire que mes rafales n’avaient rien d’un fusil d’assaut et que si jamais ça partait en octogone sans règle, je n’avais aucune chance de rafler la victoire.

Ours

Ours

Ça y est, après ma rencontre fortuite de la dernière soirée, j’ai eu le droit à mon observation longue et privilégiée. Je suis tellement heureux, la mission est un succès sur tous les plans. Les animaux n’ont pas eu peur, n’ont pas fui, ne m’ont pas mangé et ont conservé un comportement tout à fait naturel. Je remonte sur mon caillou fétiche et c’est là que je vois le renard se rapprocher de ma position sans se douter un seul instant que je suis là. Un des avantages d’être venu à pied c’est que, de semaines en semaines, mes vêtements se sont délavés et mon odeur corporelle d’humain n’est plus aussi forte que si j’avais un accès quotidien à la douche et au savon. Le renard passe sur un piédestal rocheux très esthétique qui fait ressortir son pelage, j’en profite pour prendre quelques photos.

A mon retour au hameau, je montre les photos aux villageois stupéfaits. Une des grand-mères avec qui je discutais régulièrement m’offre un yaourt confectionné par ses soins avec quelques fraises issues du jardin commun. Le lendemain je quitte le paradis, je dois dire au revoir à tout le monde. On m’offre une dernière fois le café, je remercie l’éleveur pour son accueil au hameau, la grand-mère pleure, un des jardiniers me demande de rester… Je garderai toujours en souvenir ce petit hameau paradisiaque pour son accueil, sa gentillesse, son lavoir et son gigantesque potager commun. Difficilement, je reprends mon chemin en direction du Camino Primitivo. A ce moment, j’ai su que mon pèlerinage était terminé, que l’arrivée à Santiago ne serait qu’anecdotique.


Commentaires

OceaneZZP

Si on passe sur tous les animaux rencontrés et d’autres moments humains et beaux, je dirais que ce qui m’a le plus marqué dans votre histoire c’est cette partie : « Ce qui revient à dire que l’on sacrifie la beauté de notre territoire, notre patrimoine naturel et nos paysans pour quelques riches bénéficiaires qui n’ont jamais mis les pieds dans une exploitation. Pour rappel, l’étymologie de « paysan » vient du mot « pays » car ce sont eux qui font le pays. S’il n’y a plus de paysans, il n’y a plus de pays. La France et son identité courent à leur perte s’il n’y a pas une remise en question profonde de notre rapport avec le vivant et la façon dont nous exploitons nos terres. »

Parce que ces mots sont le simple reflet de ma pensée et le rêve d’une prise de conscience collective.
Merci pour votre partage !

21 mai 2022 - 22 h 33

Lionel

Super !! J'ai adoré te lire. Tu envisages de nous faire un article sur ton setup photo et comment tu t'organises ??

23 mai 2022 - 19 h 34